Avec près de 400 milliards d’euros engagés chaque année en France et 2,5 milliards en Europe, la commande publique est un outil stratégique majeur. Pourtant, la commission d’enquête du Sénat dresse un constat sans appel : ce levier reste largement sous-exploité pour répondre aux défis sociaux, environnementaux et économiques.
Créée à l’initiative du groupe Les Indépendants – République et Territoires, la commission a enquêté pendant quatre mois, avec 51 auditions plénières, 3 déplacements (à Vannes, Lille et Bruxelles), 160 personnes entendues et plus de 90 heures de débats. Son rapport, adopté à l’unanimité le 8 juillet 2025, émet 67 recommandations pour refonder une politique d’achat public cohérente et ambitieuse.
Voici ce qu’il faut retenir concernant l’achat public durable !
- Des ambitions réglementaires, mais peu d’application
Sur l’urgence environnementale, le constat est sans appel, alors que les achats de l’État représentent 23% de ses émissions totales de GES, soit 10 millions de tonnes en équivalent CO2 chaque année, “les obligations environnementales instaurées ces dernières années en matière de commande publique font l’objet d’une application lacunaire.” Depuis quelques années, plusieurs textes (loi Climat et résilience, loi AGEC, loi EGAlim) imposent une transformation profonde des achats publics, avec des objectifs clairs :
- intégrer systématiquement des clauses environnementales et sociales dans les marchés (art. 35 de la loi Climat) ;
- développer l’achat de produits durables et bio en restauration collective (loi EGalim) ;
- favoriser le réemploi et le recyclage dans les achats (loi AGEC).
Mais ces obligations restent peu appliquées :
- L’analyse des marchés de l’UGAP et de la DAE montre une utilisation des clauses environnementales souvent cosmétique, peu discriminante et sans réelle portée.
- Le cas de la loi EGalim est emblématique : seules 15 % des cantines télédéclarantes respectent l’obligation de 50 % de produits durables, et seulement 21 % des établissements ont renseigné la plateforme « Ma Cantine ».
- Même constat pour la loi AGEC : l’objectif de réemploi et de recours au recyclé est peu respecté (7 % pour le textile, 11 % en informatique), faute de capacités de reporting adaptées.
2. Des outils juridiques disponibles, mais timidement utilisés
S’il existe des leviers juridiques permettant de favoriser les achats durables (marchés réservés, marchés innovants, négociation, variantes, plan de progrès, labels, etc.), ceux-ci sont encore largement sous-exploités pour plusieurs raisons :
- 👥 Le manque de moyens humains : moins de 10 % des maires déclarent disposer d’un acheteur professionnel. En cause, un manque de formation des agents, des difficultés à recruter ou encore un volume d’achat insuffisant pour justifier la professionnalisation. La commission d’enquête constate l’insuffisante préparation des acheteurs publics à l’évolution du cadre juridique, dont ils redoutent fortement la charge administrative induite.
- ⚖️ La crainte d’un risque pénal : 84 % des élus locaux interrogés craignent le délit de favoritisme.
- 🔄 Les inégalités territoriales : la commission d’enquête regrette un défaut d’accompagnement par l’État des plus petits acheteurs, générant une appropriation très disparate du cadre juridique. Si des collectivités comme l’Eurométropole de Strasbourg montrent l’exemple (470 000 heures d’insertion par an), d’autres renoncent à mobiliser ces outils faute de soutien.
L’un des constats les plus clairs du rapport tient au manque total de pilotage par la donnée. Il est aujourd’hui impossible de mesurer précisément l’impact des clauses environnementales et sociales sur les marchés publics. Les données sont rares, éparses, peu exploitables. L’Observatoire économique de la commande publique n’a par exemple connaissance que de 170 milliards d’euros de marchés, soit moins de la moitié du total estimé.
Or, sans données fiables, il est impossible d’évaluer les politiques publiques mises en œuvre, les décisions sont prises à l’aveugle et les acheteurs hésitent à innover, faute d’indicateurs pour se repérer.
Les exigences réglementaires croissantes sont saluées par la commission, mais elles s’accompagnent d’un accompagnement trop partiel, tardif et dispersé :
- L’outil Écobalyse, prévu pour permettre l’analyse en cycle de vie des produits, est très loin d’être abouti : en juillet 2025, il ne couvre que deux segments (textile et alimentaire), alors qu’il devait être opérationnel au 1er janvier.
- Les outils d’aide à l’achat responsable développées en partie par les réseaux régionaux sont nombreux (La Clause Verte, La Réf, MOOC, clausiers), mais il manque une coordination centrale. La commission appelle à désigner une administration chef de file, rattachée au Premier ministre, pour structurer ces ressources et garantir leur pertinence.
- Le plan national pour des achats durables (PNAD) 2022-2025 prévoit des actions, mais souffre de la même fragmentation.
3. Recommandations phares pour une transformation durable
Pour sortir de cette fragmentation, la commission formule une série de recommandations structurantes, dont plusieurs portent sur l’achat public durable :
🧭 Pilotage et coordination
- Recommandation n°11 : Dans le cadre du nouveau pilotage interministériel de la commande publique, mieux coordonner, autour d’un chef de file désigné par le Premier ministre, les actions de la DAJ, la DAE, du CGDD, de l’Ademe et des réseaux locaux dans l’élaboration d’outils et de formation d’aide à la transition des politiques d’achat public locales vers des achats durables, afin de garantir la cohérence et la pertinence de ceux-ci.
- Recommandation n°12 : Mettre enfin à disposition des acheteurs publics, au plus tard le 1er janvier 2026, des outils d’analyse du coût du cycle de vie des biens des principaux segments d’achat, comme l’imposait l’article 36 de la loi Climat et résilience au 1er janvier 2025.
- Recommandation n°13 : Confier à l’État la responsabilité de conduire des enquêtes de qualité sur les différentes considérations sociales mobilisées au sein des marchés publics, notamment la mutualisation des parcours d’insertion entre personnes publiques, afin d’améliorer l’insertion durable dans l’emploi de leurs bénéficiaires.
🏫 Restauration collective & EGAlim
- Recommandation n°8 : Transférer les adjoints gestionnaires des établissements publics locaux d’enseignement aux collectivités de tutelle de ces derniers, afin d’assurer un pilotage plus cohérent de leurs services de restauration scolaire.
- Recommandation n°9 : Exiger de l’État et de ses opérateurs le respect, dans un délai d’un an, des prescriptions de la loi EGAlim en matière de restauration collective.
- Recommandation n°18 : Défendre une exception alimentaire à l’échelle européenne pour faciliter le recours aux producteurs locaux. Cette dernière recommandation fera probablement l’objet de débats dans la révision des directives européennes du 26 février 2014 sur les marchés publics, d’ici à 2026.
🤝 Coopération territoriale & formation
- Recommandation n°14 : Assouplir les conditions de recours aux groupements de commandes pour les communes et les intercommunalités.
- Recommandation n°15 : Encourager la mutualisation de la fonction achat à l’échelle des intercommunalités.
- Recommandation n°58 : Renforcer la formation initiale des acheteurs publics en accompagnant plus fortement le développement des programmes universitaires consacrés à la commande publique, incluant les aspects de souveraineté et de durabilité.
📅 Planification & transparence
- Recommandation n°66 : Développer chez les acheteurs publics la programmation des achats et sa publicité et exiger de l’État et de ses opérateurs la réalisation d’une programmation de leurs achats, a minima triennale.
>>> Au terme de cette analyse approfondie, la commission d’enquête tire le constat suivant : « il n’y a pas de pilote dans l’avion de la commande publique ». Elle estime que sans pilotage centralisé, sans données fiables, sans accompagnement structuré, les collectivités sont livrées à elles-mêmes face à une réglementation de plus en plus complexe.
Selon les rapporteurs Simon Uzenat et Dany Wattebled, c’est maintenant à l’État de jouer son rôle de chef d’orchestre pour permettre aux collectivités, même les plus petites, de s’approprier pleinement la commande publique durable. À défaut, les clauses sociales et environnementales risquent de rester symboliques, et les marchés publics de passer à côté de leur potentiel de transformation.
Pour en savoir plus sur le travail de la commission d’enquête, voici les recommandations du Sénat :
- le rapport – tome 2 : comptes rendus (à venir)